lu par FRANCK FERRAND :
Il était une fois un Vieux Prince. C’est ainsi que l’appelaient les sujets qui vivaient sur ses terres. Son territoire était si grand qu’on n’en voyait pas les limites, même du haut de la plus grande tour de son château.
Il était si âgé qu’il n’y avait plus personne qui se souvienne de sa jeunesse. Il l’avait certes vécue un jour, mais elle avait disparu derrière une couche d’années aussi dure que l’écorce des très vieux arbres. Vous savez, c’est comme une peau épaisse et toute craquelée, fatiguée et noircie par le temps, et sous laquelle la sève coule encore, rare et fine, comme le sang dans les vieilles artères.
Cette vieillesse avait presque tout gagné autour du Prince. Son château, qui tombait en ruine, ses jardins, qui ne donnaient plus de fleurs ni de fruits, et tous les prés alentour envahis par les herbes sauvages. Les plus anciens se remémoraient encore les temps d’abondance du petit royaume, mais ceux-ci étaient aussi lointains que la jeunesse partie.
Le Vieux Prince vivait dans la seule partie encore habitable de son immense château. Il était entouré seulement de quelques serviteurs encore fidèles, et de ses chiens. Sa solitude était si grande qu’on ne savait plus s’il avait eu un jour une famille, ou des proches qu’il avait aimés. L’histoire ne le dit pas tout de suite, attendons un peu.
Le vieil homme vivait triste et malheureux. Ce qui lui restait de vie, il le passait dans le silence d’une vaste bibliothèque où il avait gardé son seul trésor, une collection de livres et de parchemins. Les journées étaient toutes les mêmes, ponctuées par des marches qui marquaient la fin de chacune. Quand le soir pointait, il sortait, accompagné de ses chiens, pour aller toujours contempler les arbres centenaires qui entouraient le château. À chaque fois, il s’arrêtait longuement devant l’un d’eux, avec qui il semblait engager un dialogue silencieux.
Il interrogeait aussi les nuages qui voyageaient au loin, ou le vol des oiseaux dans le ciel. Il ne saisissait plus le sens de son existence. Car le vieux prince avait été frappé par l’un des plus grands malheurs qui soient : sa mémoire l’avait complètement abandonné. Il ne se souvenait plus s’il avait mené une autre vie que celle d’aujourd’hui, s’il avait aimé et s’il avait été aimé, s’il s’était marié et s’il avait eu des enfants. Il avait tout oublié, il traversait un long désert depuis des années.
Il se doutait bien qu’il s’était passé mille choses dans sa vie, mais le mystère régnait sur les causes de son infortune. Condamné à ne plus comprendre le sens de son existence, il avait fini par attendre la mort. Mais le vieil homme aurait tant voulu retrouver la mémoire, avant d’exhaler son dernier souffle…
Les seules visites qui apportaient un peu de vie au château, c’étaient celles des caravanes des commerçants. Une fois par mois, ils livraient les victuailles dont la consommation parcimonieuse permettait de tenir jusqu’à leur prochaine venue. Parfois, saltimbanques et troubadours profitaient de ces équipées pour tenter de vendre leurs chants, leurs bons tours ou leurs charmes. Mais ici, ils n’étaient pas reçus. Le vieil homme n’avait ni la bourse pour les payer, ni le désir d’être distrait.
Il arriva pourtant qu’un jour, une vieille femme dépenaillée demandât à le rencontrer. Elle était venue avec la caravane et ne partirait pas sans avoir parlé avec le seigneur des lieux. Elle attendit trois jours et trois nuits, en répétant sans cesse sa demande aux serviteurs du seigneur. Celui-ci, intrigué par une telle insistance, finit par accepter qu’on lui ouvre sa porte.
Lorsqu’elle entra, il vit une petite silhouette sombre et voûtée qui s’avança jusqu’à lui. D’un simple geste, il lui indiqua le fauteuil qui était face au sien, près de la cheminée dont les flammes fournissaient à la pièce sa seule source de lumière.
L’étrangère s’assit. Toujours sans lui adresser la parole, le Vieux Prince lui fit signe qu’elle pouvait parler.
- Je savais que ce jour viendrait, lui dit-elle. Elle continua.
- Je suis une voyante, une diseuse de bonne aventure comme on m’appelle parfois. Pour quelques sous, je dis l’avenir ou le passé oublié. Je dis toujours la vérité mais, avec toi, je ne prendrai pas d’argent, parce que c’est moi qui ai demandé à te voir pour me libérer de ce que j’ai à te dire et que je porte depuis si longtemps dans mon cœur. Parce que j’ai entendu ta plainte, celle qui monte le soir aux canopées et que les feuillages murmurent dans le vent. Cette lamentation est venue jusqu’à moi, et j’ai attendu longtemps le jour où je découvrirais le lieu d’où elle venait. Lorsque nous sommes arrivés au château l’autre jour, j’ai tout de suite compris que je l’avais enfin trouvé.
Le vieil homme s’était redressé, tous ses sens s’étaient éveillés…
Elle commença à raconter son histoire.
- Il était une fois un Jeune Prince. Il était particulièrement bien né. Il était beau, il était riche, il possédait des terres immenses. Il était entouré de tous les siens. Il avait épousé la princesse d’un lointain pays d’orient, qui avait donné naissance à de nombreux enfants. Le Jeune Prince était un homme fort et brillant, mais il avait deux immenses défauts : le premier, c’était sa fierté extrême : il pensait qu’il avait toujours raison. Le second, c’est qu’il n’aimait ni les étrangers ni les faibles, qu’il méprisait. Il ne voulait écouter les conseils de personne et dictait sa loi sans partage. Avec le temps, l’orgueil avait de plus en plus aveuglé le Prince. Son coeur s’était endurci, et, autour de lui, la peur avait grandit.
Reprenant un instant son souffle, tout en s’assurant que le Vieux Prince l’écoutait, la femme continua son récit :
- Le Prince n’avait pas compris les temps nouveaux. Des évènements imprévus allaient tout changer. Une tempête terrible fut suivie d’un hiver très long, puisqu’il dura trois ans, sans être interrompu par le printemps, l’été ou l’automne. Cette catastrophe recouvra toute la terre, à l’exception du territoire du prince, qui fut miraculeusement épargné.
- Une famine sema la désolation partout ailleurs, jusqu’aux terres du plus puissant des seigneurs voisins, celles dont les limites s’élevaient dès la crète des montagnes de l’est et qui s’étendaient ensuite jusqu’aux confins du pays. Ce prince étranger, voyant tout le monde autour de lui mourir de faim, quand il apprit qu’un prince n’avait pas été touché du même malheur, lui demanda son aide. Celui-ci ne lui répondit pas. Les proches de notre Prince voulurent lui dire qu’il devait accepter la demande de ce seigneur qui devenait de plus en plus menaçant. Il n’écouta pas. Les émissaires de là-bas revinrent le solliciter. Il refusa encore.
Un nouveau silence interrompit un instant la voyante, et sans attendre que le Vieux Prince lui parle, elle reprit :
- Ce fut la guerre, et il la perdit. L’armée de notre Prince fut anéantie. Lui qui ne s’était jamais soumis qu’à Dieu, il dut subir la dure loi d’un Seigneur étranger qui exerça sur lui sa cruelle colère. Sa famille fut exterminée, ses biens pillés et ses terres brûlées.
Sans qu’il comprenne pourquoi, des larmes coulèrent des yeux du Vieux Prince, son cœur se serra, alors qu’il attendait fébrilement la suite de l’histoire. La femme se mit alors à parler plus lentement :
- Avec une poignée d’hommes et de femmes, le Prince survécut. Mais sa famille, son épouse et ses enfants, ainsi que de nombreux habitants de sa principauté, furent exterminés. Après la bataille, il resta longtemps enfermé au cœur de son château, pétrifié et muet. Au bout d’une semaine, il était devenu un vieil homme. Un mois plus tard, il avait perdu la mémoire.”
À cet instant, elle se leva et, se rapprochant du vieil homme, planta son regard dans le sien. Elle lui cria :
- Ce Prince, c’était toi ! Je suis venue te délivrer de ton malheur en te révélant ton passé ! Tu vas pouvoir mourir maintenant ! Au séjour des morts, si ton âme comprend tes erreurs et apprend l’humilité, l’écoute et le service des autres, alors tu seras sauvé ! Et tu te réincarneras ! »
Le serviteur qui se tenait derrière la porte avait entendu l’éclat d’une voix. Il fut intrigué par le long silence qui s’ensuivit. Au bout de quelques minutes, il demanda à entrer. En vain, car son seigneur ne lui répondait pas. Alors, il pénétra dans la grande pièce. Il n’y avait aucun signe de la présence de cette femme qui avait mystérieusement disparu. Toujours assis à sa place, le Vieux Prince ne bougeait pas. Ses yeux, tournés vers une fenêtre, fixaient le ciel. La paix détendait les traits de son visage qu’un grand sourire illuminait. Il était mort.
Il était parti rejoindre au ciel ceux qu’il avait oublié et qui étaient revenus soudainement à sa mémoire retrouvée, ceux qu’il aimait tant.
Et si l’histoire finit ainsi, on dit que notre prince revint un jour sur terre, de nombreuses années plus tard, et qu’il avait pris la forme d’un jeune et humble chevalier, qui servait les pauvres et défendait les opprimés.
C’était un homme transformé, parce qu’il avait décidé d’écouter et de servir tous ceux dont il avait de nouveau la charge, particulièrement les plus démunis, et aussi les étrangers de passage. Chaque fois qu’il agissait ainsi, il sentait son cœur battre très fort. On dit encore qu’il avait à ses côtés une belle épouse venue d’Orient, et de nombreux enfants, avec qui il vécut heureux et dans la paix pendant toute sa vie.
Si tu as aimé cette histoire, si elle a touché ton cœur, n’attend pas pour faire le bien, pour écouter, servir tous ceux qui sont autour de toi. Tu les rendras heureux, et tu seras toi-même le prince joyeux de ta vie.
Et voilà, l’histoire est finie. Il est temps maintenant d’appeler tous les anges et les bonnes fées pour t’envoyer la poudre d’or, celle qui endort les petits, et les grands !
À bientôt !
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